RAF-IDCC-RHB-RPM

Jordan Derrien

19.01 – 17.02.2024
@ Colette Mariana, Barcelone
Texte de Fiona Vilmer
RAF-IDCC-RHB-RPM - Les Bains-Douches, Alençon
RAF-IDCC-RHB-RPM - Les Bains-Douches, Alençon
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Untitled (8IDCC), 2023, peinture à l’huile sur toile, numéro de porte en laiton, 20.5×45.5cm. Photo Cecelia Coca

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Untitled (8RPM), 2023, peinture à l’huile sur toile, numéro de porte en laiton, 20.5×45.5cm. Photo Cecelia Coca

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Untitled (8RAF), 2023, peinture à l’huile sur toile, numéro de porte en laiton, 20.5×45.5cm. Photo Cecelia Coca

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Untitled (8##)-1, 2023, peinture à l’huile sur toile, numéro de porte en laiton, 20.5×45.5cm. Photo Cecelia Coca

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Untitled (8###)-1, 2023, peinture à l’huile sur toile, numéro de porte en laiton, 20.5×45.5cm. Photo Cecelia Coca

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Untitled (8####)-1, 2023, peinture à l’huile sur toile, numéro de porte en laiton, 20.5×45.5cm. Photo Cecelia Coca

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Untitled #25/27 (South Molton Lane), 2023, C-type photo sur papier, 21×29.7 cm. Photo Cecelia Coca

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Untitled #28/30 (South Molton Lane), 2023, C-type photo sur papier, 21×29.7 cm. Photo Cecelia Coca

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Untitled #31/33 (South Molton Lane), 2023,C-type photo sur papier, 21×29.7 cm. Photo Cecelia Coca

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Untitled #34/36 (South Molton Lane), 2023, C-type sur papier, 21×29.7 cm. Photo Cecelia Coca

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Untitled #37/39 (South Molton Lane), 2023, C-type photo sur papier, 21×29.7 cm. Photo Cecelia Coca

Huit tentatives, pour six œuvres et un peu plus.

6 Objets Peints
Une série de six tableaux noir mat, au format identique (20,5 x 40,5 cm), chacun portant un chiffre 8, similaires mais distincts. La série de peintures présentée par Jordan Derrien chez Colette Mariana repose sur une répétition différenciée. Pour produire cette série, Derrien a peint des portes réduites à l’espace de la toile¹, auxquelles il a ajouté un numéro d’adresse, appliquant un traitement domestique à la peinture². La peinture traitée comme un objet, le cadrage signalétique suffit à faire seuil. La matérialité domestique obtenue par les textures noires laquées volontairement usées évoque les patines des portes. La fonction et la connotation des matériaux servent de principe de va-et-vient entre l’espace domestique et l’espace pictural, entre la matière et le médium de l’œuvre. Les portes, changement d’échelle et de format : « une porte à la taille d’une peinture », un objet déplacé dans un autre, une fonction pour une fiction. Dans le même processus, la peinture se montre comme un objet en soi.
Si 8 est l’infini, l’espace de la toile est fermé. Inaccessible.

RAF-IDCC-RHB-RPM
Le titre de l’exposition est codé. Parallèlement, le 8 pourrait être un autoportrait placé dans un « espace pictural fermé et muet ». Le titre, comme les chiffres 8, embrasse un simulacre d’énigme, sans exiger de résolution.
Berhart Schwenk, dans un essai intitulé Similes of the Enigmatic. On the Painting of Blinky Palermo, distingue plusieurs niveaux de vision : « Les images de la réalité, telles qu’elles ont été effectivement vécues, appartiennent irrévocablement au passé ; l’image de l’expérience ne peut plus être revue ni reconstruite, encore moins répétée. Ce qui reste sous nos yeux sera toujours une image inauthentique dans notre mémoire³ ».

6 surfaces où il n’y a rien à voir
Dans ces espaces clos, dans ces « fermetures », il n’y a rien à voir, ou ce qu’il y a à voir est « un espace qui potentiellement cache quelque chose ». La peinture, regardée comme une fenêtre tout au long de l’histoire de l’art, s’ouvre, en même temps qu’elle cadre et structure, un espace de projection pour la réalité, qu’elle soit celle dans laquelle nous nous trouvons, une alternative, ou une réalité émotionnelle. Et si la fenêtre était fermée ? Ce pourrait être une porte. Un espace liminaire vers ce que nous n’avons pas encore vu. Une séparation opaque rebondissant entre l’extérieur et l’intérieur. Des surfaces qui dissimulent et protègent. Les surfaces dans le travail de Derrien proposent aussi une position liminaire, contenant plus qu’elles ne révèlent. Plus la porte est visible, plus elle devient opaque⁴. Le choix d’un tableau noir mat est une tentative de dire à l’œil qu’il n’y a rien à voir, et pourtant on y est exposé. Qu’il s’agisse de surfaces où il n’y a rien à voir ou littéralement de tableaux noirs, un effet de miroir se déploie.

South Molton Lane
South Molton Lane est une rue située au centre de Londres qui présente la curieuse particularité d’avoir des vitrines à travers lesquelles rien n’est visible. Chez Colette Mariana, la série de 8 est augmentée de photographies où South Molton Lane a été scannée. Présentées sous forme de collages ne contenant que des fragments d’informations, elles ressemblent à un tableau d’enquête visuelle, une énigme — encore une — à résoudre ou non. Peut-on être convaincu qu’il n’y a rien à voir ? Dans sa position privilégiée au cœur de la ville et des affaires intransigeantes, un paradoxe s’installe dans l’espace vide des vitrines, où les surfaces de cette rue n’interagissent plus comme elles le devraient. Peut-être cela ne renseigne-t-il que la fiction. Pourtant, tout est réel : on ne peut réellement rien voir, tout est réellement fermé. Devenues surfaces, elles redeviennent un espace pictural à textures multiples.

Le visible, l’invisible et le caché
Et s’il n’y avait rien à voir ? L’obsession de ce qui est vu et de ce qui ne l’est pas hante le personnage principal du film Blow-Up de Michelangelo Antonioni (1966) — également situé à Londres. La caméra poursuit le personnage insaisissable de Thomas, convaincu, après avoir agrandi ses photographies de Maryon Park, qu’il a involontairement documenté un meurtre. Plus il agrandit la photo, moins il y a à voir, plus il poursuit une vérité fuyante. La réalité est seulement altérée par l’image. Elle déclenche un système de croyance, entre vu et non vu, visible et caché, événement et non-événement, ce qui doit être vu et ce qui échappe, posant ainsi la notion d’authenticité et la relativité du réel, toujours déjà distordu. Le miroir, celui de la caméra, révèle et cache le médium du film, niant tout contact direct avec la réalité ; le médium perd sa transparence⁵. « Ce qui est caché n’est que potentiellement visible »⁶.

Le double
Le 8 est un espace fermé, car il contient un monde. Il y a autant de mondes possibles qu’il y a de chiffres 8. La porte se double, jeu de miroirs et mirages non réfléchissants, les tableaux noirs aux 8 patinés traduisent la transformation d’une même forme. La surface mate est subtilement altérée, chaque peinture contient son épaississement et ses marques, tout en restant absorbante, ouvrant la voie à un monde sans intérieur. Enfermé dans un 8 qui semble toujours le même mais ne l’est jamais tout à fait. Les surfaces sont les mêmes, autrement.

6 piscines hallucinées
Une occurrence allusive : tout est possiblement lié par un chiffre, des lieux, des variations, et l’ambiguïté de ces peintures réside dans leur construction bouclée par la répétition ; rien n’est identique tout en marquant un retrait du monde, une soustraction dans laquelle percevoir autre chose. Revenir à des niveaux de vision et de réalité teintés de psychédélisme, c’est comme plonger de piscine en piscine dans lesquelles le signe de l’infini devient le contour d’un tourbillon auquel il faut se laisser emporter. Dans le film The Swimmer de Frank Perry (1968), le personnage de Ned Merrill nage de piscine en piscine pour rentrer chez lui, les surfaces transportent, d’un espace pictural à des espaces mentaux, coulant dans une direction temporelle confuse, du passé au futur et du futur au passé, ou peut-être piégé dans la boucle d’un autre 8. Les peintures noires de Derrien sont des portes flottantes, des piscines noires hallucinées, où le 8 est le tourbillon d’une boucle infinie et obscure.

Magic 8 Ball
En convoquant le chiffre 8 sur des surfaces noires, je finis par penser à ces boules de billard magiques qui étaient si populaires à l’adolescence, distribuées par Mattel. La Magic 8 Ball reprend le design de la boule 8 du billard, agrandie, en plastique. « La boule magique 8 originale a toutes les réponses à vos questions les plus profondes ! Après avoir “posé une question” fermée à la boule, retournez-la et attendez que la réponse apparaisse dans la fenêtre. Les réponses vont du positif (“C’est certain”) au négatif (“N’y comptez pas”) en passant par le neutre (“Repose ta question plus tard”). C’est la façon la plus rapide de chercher des conseils ! »⁷ La réponse apparaît dans une fenêtre où un dé blanc à vingt faces flotte dans un alcool teinté de bleu sombre. S’appuyer sur le chiffre 8 comme principe de révélation de ce qui est confiné dans les peintures de Derrien, c’est aussi constater l’effet obsessionnel sur l’esprit lorsqu’il n’y a rien à voir.

1.Dans ses œuvres précédentes, la toile est remplacée par du bois.

2.Dans une série antérieure datant de 2021, des poignées de tiroir ont été ajoutées.

3.Berhart Schwenk, Simples of the Enigmatic. On the Painting of Blinky Palermo, in PALERMO, publié par le Museum für Moderne Kunst Frankfurt, Francfort, 1990, p.31

4.Gérard Wajcman, Fenêtre : Chronique du regard et de l’intime. Phrase originale : « Le monde devient opaque. Paradoxalement, plus il devient visible, plus il devient opaque. » p.260

5.Marco Salucci, « L’intermédialité opaque : Deleuze, Antonioni et l’espace insistant de Blow-Up », Essais, 3 | 2013, p.191-203

6.Gérard Wajcman, Fenêtre : Chronique du regard et de l’intime, p.345

7.Description empruntée sur le site internet de Mattel.