Anthea Lubat

Clinamen

14.09 – 03.11.19

Un anneau coloré, tel un portal, vers un au-delà encore inconnu.

Comme dans un film de science-fiction, la porte reste dans l’ombre, encadrée par la lumière. Tout autour. On ne sait pas encore très bien ce que l’éblouissement de cette porte ouverte annonce, s’il invite à sa traversée ou s’il préfigure le monstre. Comme des passerelles, entre un monde et un autre, sur le papier, l’encre peut se transformer en crayon de couleur, et la tache de peinture se sublimer, ne laissant plus, derrière elle, qu’une ombre marquée en négatif par la trace du feu. Ces transmutations là sont subtiles, elles opèrent à l’échelle de l’infime, dans une temporalité qui leur est propre.

We are the music makers

And we are the dreamers of dreams[1]

La surface blanche c’est partir de 0. C’est se donner l’occasion d’inventer un nouveau langage, comme quand on est enfant, que des années plus tard, seuls certains reconnaîtront. Et ce langage crypté a, dans chacun de ses symboles, un potentiel incantatoire insoupçonné. Nous aurons soulevé feuilles et pierres et trouvé les runes qui s’y nichaient et qui forment maintenant notre alphabet[2]Les figures ont poussé sur le papier comme du lichen, accrochées aux bords tantôt calcaires et poreux de nos idées, tantôt froids et acérés de nos pensées.

Les images flottent en apesanteur, ni tout à fait de ton côté, ni tout à fait du mien. Là où tu croyais reconnaître un os, une forme minérale précieuse ou un arc-en-ciel, le familier ou une notion que tu tenais pour apprivoisée, la forme t’échappe désormais pour se transformer en vapeur d’eau. L’image est aussi tout ce qu’elle n’est pas. Peut-être trouve-t-elle d’ailleurs toute sa justesse sur l’empreinte qu’elle aura laissé au fond de ta rétine, quittant son état aqueux, se débarrassant de sa piscine aux sels d’argent, et laissant derrière elle un silence blanc.

Un fragment de vis, des phases lunaires schématisées, des spirales colorées, une tache d’encre soufflée, ou un mélange de laque qui s’écaille, un fragment de pierre rougeâtre, une miniature de paysage en grisaille comme prélevé d’une peinture flamande, peuvent ainsi cohabiter. Le papier s’anime. On les retrouve parfois en miroir d’une feuille à l’autre, parfois plus loin, à une échelle différente, comme pour évoquer la possibilité qu’un autre ordre spatio-temporel est possible : une interprétation plastique de l’effet papillon.

Parfois les motifs s’étendent sur plusieures feuilles interchangeant leurs places sur le devant de la scène ; ils vont depuis peu, jusqu’à sortir du papier pour prendre une forme physique en trois dimensions. Le charbon, le plâtre, le mortier, et leur manipulation dans l’espace, offrent un nombre de possibilités sans fin : l’occasion de partager l’émotion des premiers explorateurs, tout est à faire. Puis, comme un fil rouge, il y a surtout, dans toutes ces pièces, le plaisir de la composition, et il y a le plaisir du crayon à papier et de la mine de plomb qui dessine et qui gratte : le geste du travail minutieux, brodant la dentelle, la trame d’une nouvelle image.

Ana Mendoza Aldana

 

[1] Arthur O’Shaughnessy, “ Ode ” dans Music and Moonlight, 1874.

Cette phrase, prononcée par Gene Wilder dans le film Willy Wonka and the Chocolate Factory (1971) est également samplée dans le morceau “We Are the Music Makers” d’Aphex Twin.

[2] Gamahé, titre des dessins présentés par Anthea Lubat aux Bains Douches, est une sorte de talisman qui consiste dans des images ou des caractères naturellement gravés sur certaines pierres.