Samuel Richardot
J’aimerais vous voir disparaître
20.02 – 03.04.2016
J’aimerais vous voir disparaître
A qui s’adresse donc Samuel Richardot lorsqu’il exhorte ce « vous » à disparaître? A nous, qui lisons ce titre en préambule à l’exposition ? Je veux croire que non, balayons bien vite cette hypothèse. Parle t’il alors à ses tableaux? J’aimerais vous voir disparaître! Là encore fermons une porte et éteignons la lumière sur les vitrines du « Tout doit disparaître » des grands magasins qui pourraient nous rappeler la dépendance des artistes au marché de l’art et à la nécessité vitale de vendre leurs oeuvres. Ne faisons pas fausse route, Samuel Richardot veut voir disparaître ses tableaux pour pouvoir continuer à peindre, se remettre en question, et pousser plus loin ou dans quelques nouvelles directions, l’expérience picturale. Une attitude qui lui a permis depuis dix ans et sa sortie des Beaux-Arts de Paris, de faire évoluer une recherche sans rupture et avec une intelligence remarquable.
Comme souvent tout commence par un soupir puis un silence. Puis une explosion. Une explosion picturale en l’occurence, une explosion de tâches et de couleurs. C’était ses premières toiles, vous n’en verrez pas là. Mais l’univers est créé, le kósmos, le monde ordonné comme disent les Grecs. Un monde clos et en équilibre, bâti ici sur la toile blanche. Tantôt – souvent – les formes s’y équilibrent, d’autres fois – plus rarement – elle est recouverte, engloutie même, sous un déluge de couleurs liquides. La peinture vient en pleins, en creux, en aplats, en réserves, en couches transparentes et sédimenteuses, en formes courbes de nature organique ou au contraire en lignes graphiques rigides, et dans une variété de façons qui confèrent au tableau la dimension d’une langue avec sa grammaire et sa syntaxe. Sur la toile blanche donc, dont la présence et l’importance se sont accrues avec les années au point de devenir un élément central de son oeuvre, Samuel Richardot compose méticuleusement un lexique dont les formes et couleurs se développent et évoluent sans jamais se répéter, considérant la surface immaculée comme le silence qui entoure les mots, les gestes, les émotions, les sensations, les rêves, les souvenirs, car oui, la peinture de Samuel Richardot est une peinture du sensible. C’est même une peinture qui va à la recherche du temps, une peinture qui, pour se faire, ne cherche pas à conceptualiser son état mais au contraire convoque la mémoire affective et le rapport sensuel aux choses. Une page cornée, un graffiti, la rosée, l’odeur du gaz, un chamois aperçu sur une colline, le paysage défilant derrière la vitre d’un wagon, le cri des geais, le plumage du pic épeiche, une trace de pneu, la couleur de l’huile de vidange, la buée, les matins de printemps, une tâche de vin… Samuel Richardot observe, écoute, sent, touche, et peint. Pour raconter les rapprochements qui lient sa peinture à la nature et au monde en général, il aime employer la métaphore de la synesthésie[1], jamais représentées explicitement ces impressions fugaces se muent en formes, lignes, et couleurs dans une économie de moyen qui vise à capter l’essentiel.
L’essentiel justement, vaste entreprise dans laquelle le piège serait de tomber dans l’arbitraire et dont le peintre ne se sort que dans la recherche de la nécessité[2]. Pour tenter une explication, il est intéressant de s’attarder sur l’exemple du Haiku[3]. Plusieurs parallèles sont à mettre en évidence[4] : tout d’abord, la rigueur et l’économie de moyens extrêmement réglés et codifiés dans la formule classique du Haiku, sa forme brève en somme, interdit tout lyrisme. Au contraire, il s’agit de concentrer l’essentiel en un minimum de vers, trois précisément de cinq, sept, et cinq syllabes. De même Samuel Richardot cherche à épurer sa peinture, son propos est plus d’enlever que d’ajouter. Mais il n’est pas que ça, sans lien puissant, spirituel, à la nature, au cosmos, à l’univers, le Haiku perd son sens, ainsi il n’est pas seulement question d’employer la forme minimale pour faire oeuvre mais surtout de faire corps avec le sujet sans que le « moi » ne vienne le transgresser ou le défigurer. Pas de distance donc, ou de séparation, entre le haïkiste et ce qu’il décrit. Pas de théâtralité, pas de romance. C’est bien la distance abolie entre la poésie et la nature, entre le poète et ce qu’il décrit qui nous intéresse ici dans la quête d’essentiel, car on peut s’apercevoir qu’en étant réfractaire aux effets de style, la peinture de Samuel Richardot contient en elle la richesse de pouvoir être perçue comme analytique et distanciée tout en y échappant complètement par le sensible. Pas de lyrisme donc mais au contraire une méfiance avérée pour le compromis esthétique, c’est en puisant dans le sensible que la forme juste peut apparaître. Dans la logique du Haiku, la nature impose sa loi au poète[5], il est donc nécessaire de ressentir, de s’en laisser le temps. Parmi mes connaissances, un autre artiste me disait il y a peu : tous les peintres devraient faire l’expérience de la campagne! Il s’avère qu’un certain nombre, dont fait partie Samuel Richardot, savent créer les conditions de l’apparition de leur peinture : le choix de la nature comme cadre de vie[6], le monde rural et sa porosité au temps solaire, lunaire, au rythme des saisons, mais aussi la nécessité du retour sur ses propres traces, dans les paysages de l’enfance, sont je crois les signes d’une quête d’essentiel que l’on retrouve dans la peinture, car c’est justement en étant attentif à cette phénoménologie du temps – les saisons, le souvenir – que la nature du monde se dévoile.
Après quoi, ayant su saisir cela, le peintre n’a de cesse de structurer ce monde, maîtrisant ici, choisissant de laisser aller là. Comme si le tableau avait une vie propre. Une méthode qui rappelle d’ailleurs celle du paysagiste, qui plus que quiconque obéit au cycle de la nature. Mais plus qu’à l’agencement du paysage, c’est à celui du portrait que je pense. Il n’est d’ailleurs pas anodin de se pencher sur les formats utilisés par Samuel Richardot, des formats standards, des formats F comme Figure, aux rapports homothétiques toujours identiques, qu’ils soient de petite, moyenne ou grande taille. De la nature, de l’univers, du monde, au portrait donc. Du général au détail. De l’immense au minuscule. Sur le blanc de la toile, Samuel Richardot organise l’espace, agence les formes, coordonne la maitrise globale à quelques hasards circonscrits de façon à ce que, le tableau terminé, chaque élément paraisse à sa place, exactement à sa place. Dans ce monde clos, règne une grande variété de modèles en parfait équilibre, le saillant côtoie le courbe, l’aplat franc jouxte la coulure, des lignes se muent en pans. En fait, derrière les apparences, du grand tout au portrait, il n’y a qu’un pas ! En s’attardant sur la racine du mot ordre (cosmos), Borges propose un rapprochement stimulant dans Dialogues[7] : « Savez-vous que le mot “cosmétique” trouve son origine dans le mot cosmos ? Le cosmos est le grand ordre du monde, et la cosmétique le petit ordre qu’une personne impose à son visage. » Pour les grec, ordre et arrangement ou agencement était donc synonymes. On s’aperçoit qu’il existe bien un lien entre petit et grand ordre, entre la façon dont le peintre agence le tableau et l’organisation des étoiles, entre le réel et son double comme le mentionnait déjà Christian Bernard dans un des premiers textes dédié à l’artiste[8].
Ce qui est intéressant dans ce concept de réel doublé (qui est paradoxal puisque le double est à la fois lui-même et l’autre, pour faire clair la peinture est à la fois ce qu’elle représente et elle-même en propre, donc se référent à des éléments extérieurs tout en étant auto-référente), c’est de se demander comment dans une peinture du sensible – je fais exprès de ne pas dire abstraite – les formes de la nature se transmutent en formes picturales parfaitement éloignées, et même apparement coupées, de leurs référents. Ceci peut nous faire envisager la peinture comme le masque de la nature, son visage doublé, sa projection sur la toile blanche avec, entre les deux, des translations d’ordre synesthésiques ou comment peindre le souvenir d’une odeur par exemple. Nous sommes peut-être bien loin du trompe-l’oeil mais il est assez réjouissant de laisser se tisser des liens entre les modes contemporains d’emprunt au réel, comme extraire de son contexte et reproduire un mouvement par exemple, ce qu’a pu faire Samuel Richardot dans des cas précis en reprenant des éléments de la gestique du graffeur[9], et la vieille tradition picturale de l’Imitatione, qui selon Cesare Ripa[10] était la représentation figurée d’idées abstraites. Bon nombre d’artiste ont emprunté ces chemins en allègres aller-retours! Finalement la peinture reste peinture, de filiations en ruptures, elle évolue, se régénère, et tant que le peintre reste sensible au sensible, se renouvelle sans cesse. C’est aussi et simplement cela que nous montre Samuel Richardot.
[1] La synesthésie est un phénomène neurologique par lequel deux ou plusieurs sens sont associés.
[2] Yves Michaud définit la mauvaise peinture abstraite comme celle de la gratuité. « Si elle veut être véritablement abstraite, il faut qu’elle soit fermée sur elle-même, parfaitement auto-référente. Pour autant, il n’y a place pour nul arbitraire. Or c’est bien le risque d’arbitraire et de gratuité qui guette une peinture détachée de tout ancrage et qui n’a plus à être vraie. La mauvaise peinture abstraite se reconnaît en général à une telle gratuité, tout particulièrement à celle des formes qui y apparaissent : Pourquoi faut-il qu’il y ait ici quatre triangles et pas cinq? Pourquoi devraient-ils être disposés ainsi? Pourquoi une ligne là? Pourquoi pas autre chose?
Yves Michaux in Bernard Piffaretti et alii, Si vous avez manqué la première partie… Fortune critique, écrits et entretiens, 1982-2007. Collection mamco. Les presses du réel – 2008.
[3] Rapprochement dont la paternité revient à Emmanuel Latreille, Directeur du FRAC Languedoc Roussillon et que je trouvais intéressant de développer ici.
[4] Je prends ici appui sur un texte sur le Haiku de Michel Onfray paru dans son livre Cosmos sous le titre « L’expérience poétique du monde » – Flammarion – 2015.
[5] ibid 3 p 390
[6] Samuel Richardot a choisi de vivre en Auvergne, dans le Cantal, sa région natale.
[7] Dialogues, Osvaldo Ferrari, Jorge Luis Borges, éditions Agora, 2012.
[8] Catalogue de l’exposition des lauréats de Novembre à Vitry, Ville de Vitry sur Seine, 2006.
[9] Je pense à des peintures dont certains éléments sont traités à la bombe de peinture en gestes amples et ondulatoires.
[10] Erudit et amateur d’art italien du XVIe siècle, auteur de l’Iconologia overo Descrittione dell’Imagini universali), recueil d’allégories – 1593.