Jihye Jung

Jihye Jung

Pense et bête (Beasty notes)

14.03 – 07.04.2024

Texte de Christophe Domino

Procrastiner vite

Il y a de quoi douter, non ? Ces objets qui nous entourent, avec lesquels nous vivons. Avec les gens, c’est parole contre parole. Et leurs gestes. A quoi pensent-ils ? Sont-ils ok ? Ou étrangers, même à eux-mêmes ? Et les bêtes ?

Jihye Jung vit dans un monde d’interrogations. Des interrogations graves, sur des choses graves. Sur le monde. Et aussi sur d’autres sortes de questions, à la fois très personnelles, communes et partagées. Délicatement triviales, ou intimes, très intimes. Les grandes questions et les petites sont l’objet du même regard, du même doute, quelque part pourrait-on croire entre ingénuité et naïveté. Ce regard, Jihye en fait la matière de sa pratique au jour le jour. Dans sa peinture, par l’écrit, en photographiant. Au fil de sa jeune carrière, elle se donne cette liberté des langages, avec pourtant —l’exposition Pense et bête le montre— une prédilection pour la peinture, pour le tableau. Mais qu’importe le support, une évidente unité d’esprit conduit les propositions de l’artiste : celui d’un rapport au monde rempli de petites joies et de grandes angoisses, de futilité et de gravité, tout cela tenu à bonne distance par un ton qui lui est propre. L’artiste ne rechigne pas à se reconnaître dans l’humour, mais c’est trop peu dire. Il y a peut-être un mot coréen pour désigner cela ? (« À vérifier » dirait l’artiste). Les anglais —qui s’y connaissent en humour, dit-on— ont cette expression : parler tongue in cheek. Pour parler par understatement (les Anglais encore); par litote : dire moins pour faire entendre plus. Mais non, ce n’est pas encore ça. Pas de calcul ou de ruse de pensée : le propos est direct, trivial voire cru s’il doit l’être. Toute la profondeur est en surface. Ainsi cette peinture de peu de matière, à l’huile souvent, mais dense de la densité du monde, avec ces images fortes par délicate économie descriptive. Nul cynisme, un soupçon de grotesque, pas même vraiment de dérision, non. Mais un regard idiot.

L’idiotie, pas vraiment celle que célèbre, un rien cynique parfois, l’esthétique de l’idiotie à la Jean-Yves Jouannais, qui aime en faire trop. Pas même de la dérision belge, mais plus proche de celle qui grince chez le peintre Carlos Kusnir. Bien plutôt l’idiotie que décrit le philosophe Clément Rosset dans Le Réel – Traité de l’idiotie. Avec sa manière de revendiquer la joie comme condition au-delà de la résistance du réel, de choisir la jubilation blanche de la vie à la jubilation noire des passions tristes,  plutôt qu’à céder au pathos devant cette substance bizarre, consistante et impalpable, menaçante mais dont nous sommes faits. Le Réel excède : il résiste. Jamais aucune représentation ne sait le contenir véritablement. Nulle traduction n’en rend vraiment compte. Il déborde. Il y a toujours encore de vaisselle à faire. Idiot, entendons-le avec Rosset, c’est le idio— de idiosyncrasie, et de idiotisme. Le singulier irréductible, que Rosset traverse avec cette « force majeure » d’un vitalisme affirmé. Jihye Jung en fait un titre à son mémoire : « Resterenvie ». En un mot.

Un regard idiot, donc, instruit de cette irréductibilité, mais volontaire et résolu. Jihye le note dans son journal : « …Non idiote, idiot ça va ce mot ? » Et n’en pratique pas moins sa manière d’epokhé — cette suspension de jugement volontaire que les philosophes phénoménologues revendiquent comme méthode. Pour elle, l’attention phénoménologique commence au cœur de la vie quotidienne, matérielle et organique. Y a-t-il bien un système des objets ? Les choses de la maison et la planète qui brûle !? Et le corps qui se manifeste, poils, boutons, faim, douleur ; et tout ce qui sort du corps, les odeurs et autres matières que l’hygiénisme préfère refouler, l’urine et le caca. Comment pissons-nous, nous les filles, vous les garçons ?

Un regard idiot, qui sonde dans la profondeur ; et qui s’incarne dans une écriture de la platitude, de l’ordinaire. Les choses sont là. Jihye fait des rencontres, s’étonne et questionne : un pâtisson ? Une soirée enneigée ? Une conversation inachevée ? La toile blanche qui attend son tour ? Le trouble traverse le journal un rien foutraque que tient Jihye : au gré des pages, au lecteur de se retrouver dans les pensées de l’artiste. Liste de course, micro récit, questions : « Depuis quand c’est l’art ? ». Avec la gaucherie très expressive, en parole ou par écrit, elle fouille dans cette épaisseur du langage, mesurée par quelqu’un qui parle dans une langue qui n’est pas maternelle. Tongue in cheek, il s’agit de prendre le monde au pied de la lettre et d’en faire une allégorie douce amère et joueuse, toujours à refaire. De tableau en page, d’images à partager, entre fable et souvenir, comme autant de conjurations vitales, procrastiner, mais vite —avec urgence, joie et appétit.

*

Procrastinating Fast

There’s reason to doubt, isn’t it? These objects that surround us, with which we live. With people, it’s word against word. And their gestures. What are they thinking? Are they okay? Or strangers, even to themselves? And the animals?

Jihye Jung lives in a world of questions. Serious questions about serious things. About the world. And also about other kinds of questions, both very personal, common, and shared. Delicately trivial, or intimate, very intimate. The big questions and the small ones are the subject of the same gaze, the same doubt, somewhere one might believe between ingenuousness and naivety. This gaze, Jihye makes it the material of her daily practice. In her painting, through writing, in photographing. Over the course of her young career, she gives herself this freedom of languages, yet —as the exhibition “Pense et bête” shows — with a predilection for painting, for the canvas. But regardless of the medium, there is an obvious unity of spirit in the artist’s proposals: that of a relationship to the world filled with small joys and great anxieties, with futillity and gravity, all held at a good distance by a tone that is uniquely hers. The artist doesn’t shy away from recognizing herself in humor, but that’s too little to say. Perhaps there’s a Korean word for that? (“To be verified,” the artist would say). The English —who are said to know about humor— have this expression: tongue in cheek. To speak through understatement (the English again); through litotes: saying less to imply more. But no, that’s not quite it yet. No calculation or trick of thought: the proposition is direct, trivial, even crude if it must be. All depth is on the surface. Like this painting with little material, often in oil, but dense with the density of the world, with these strong images through delicate descriptive economy. No cynicism, a hint of the grotesque, not even really derision, no. But a foolish gaze.

Foolishness, not really the one celebrated, somewhat cynical at times, the aesthetics of foolishness “à la Jean-Yves Jouannais”, who loves to overdo it. Not even Belgian derision, but closer to the one that grates with the painter Carlos Kusnir. Much rather the foolishness described by the philosopher Clément Rosset in Le Réel – Traité de l’idiotie. With his way of claiming joy as a condition beyond the resistance of reality, of choosing the white jubilation of life over the black jubilation of sad passions, rather than giving in to pathos before this bizarre, consistent and intangible substance, threatening but of which we are made. Reality exceeds: it resists. No representation can truly contain it. No translation really accounts for it. It overflows. There’s always more dishes to do. Fool, let’s understand it with Rosset, it’s the idio— of idiosyncrasy, and of idiocy. The irreducible singular, which Rosset traverses with this “major force” of an affirmed vitalism. Jihye Jung makes it a title for her thesis: Resterenvie. In one word.

So, a foolish gaze, informed by this irreducibility, but voluntary and resolute. Jihye notes it in her journal: “…No foolish, is that okay, that word?” And nonetheless practices her way of epoché — this voluntary suspension of judgment that phenomenologist philosophers claim as a method. For her, phenomenological attention begins at the heart of everyday life, material and organic. Is there really a system of objects? The things in the house and the burning planet!? And the body that manifests itself, hair, pimples, hunger, pain; and everything that comes out of the body, the smells and other materials that hygiene prefers to repress, urine and feces. How do we pee, us girls, you boys?

A foolish gaze, probing into depth; and embodied in a writing of flatness, of the ordinary. Things are there. Jihye encounters, wonders, and questions: a pâtisson? A snowy evening? An unfinished conversation? The blank canvas waiting its turn? Disturbance traverses the slightly chaotic journal that Jihye keeps: throughout the pages, it’s up to the reader to find themselves in the artist’s thoughts. Shopping list, micro story, questions: “Since when is it art?”. With a very expressive awkwardness, in speech or in writing, she delves into this thickness of language, measured by someone who speaks in a language that is not maternal. Tongue in cheek, it’s about taking the world at face value and making it a bittersweet and playful allegory, always to be remade. From painting to page, from images to share, between fable and memory, like so many vital conjurations, procrastinate, but quickly —with urgency, joy, and appetite.